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contrôle de l’Etat au Cameroun

Cameroun : comment l’exploitation forestière échappe au contrôle de l’Etat « Au Cameroun, la loi de la jungle » (1/3).

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contrôle de l’Etat au Cameroun

Il est 2 h 25 à Yaoundé. Sur une route goudronnée du quartier d’Emana, deux camions chargés de grumes roulent à vive allure. Comme chaque nuit, ils seront des dizaines, venus des régions forestières du Sud, de l’Est ou du Centre, à traverser la capitale du Cameroun. Les chargements de bois se ressemblent tous, à un détail près : certaines grumes sont marquées, d’autres pas, comme dans ces deux camions croisés aux premières heures à Emana.

Si le transport nocturne de bois en agglomération est autorisé au Cameroun, la circulation des « grumes non revêtues des marques réglementaires prescrites dans le cahier des charges », elle, est prohibée. Une interdiction qui n’empêche pas les nombreux camions chargés de bois non marqué de passer les postes de contrôle des forces de l’ordre, des douanes et des agents du ministère des forêts. Et pour cause : « Chaque contrôleur sait que tu es en train de venir », ils sont prévenus et laissent faire, assure Derek*, un chauffeur de camions grumiers.

Depuis 2008, ce quadragénaire parcourt chaque semaine des centaines de kilomètres pour des livraisons dans des scieries vietnamiennes, chinoises et aux ports de Douala et de Kribi. Derek est surtout un habitué du transport de bois illégal, surnommé « warap » ou « sans caleçon » (sans marquage) dans le milieu. Les cargaisons sont constituées de bois autorisé à l’exportation mais coupé sans autorisation. Des grumes prélevées sans respect du diamètre des troncs – qui indique le degré de croissance de l’arbre – ni des essences interdites de coupe ou d’exportation.

Pendant un an, Le Monde et InfoCongo ont rencontré des dizaines de trafiquants de bois, d’habitants et de conducteurs de grumes illégales au Cameroun. Leurs témoignages, ainsi que des documents officiels du ministère des forêts et de la faune (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions), montrent que l’exploitation illégale de bois s’accélère.

« C’était pour un colonel »

D’après Derek et son collègue Raoul*, rencontrés en novembre 2022 à Yaoundé, les commanditaires sont le plus souvent des personnalités influentes. Des hommes d’affaires, des cadres de l’armée, de l’administration ou des députés qui paient ou profitent de leur autorité pour échapper aux contrôles. Quelques jours avant notre rencontre, Derek livrait ainsi du bois coupé illégalement dans les forêts du Centre à une scierie tenue par des Vietnamiens dans le quartier Ahala, à Yaoundé. « C’était pour un colonel », confie-t-il.

Si ce père de famille nombreuse en sait autant, c’est qu’à force de travailler dans le secteur, il a appris à prendre des précautions. Ainsi, le « colonel » lui a passé un « appel vidéo depuis son bureau pour [le] rassurer » : « Voici mon contact, si tu as n’importe quel problème, je vais débloquer », lui aurait-il promis. Le commanditaire « gère tout, il paie, il prend les immatriculations et les envoie par WhatsApp » aux postes de contrôle, renchérit Raoul. D’après ces conducteurs, la majorité de leurs livraisons se font auprès des scieries vietnamiennes, qui les blanchissent pour l’exportation via les ports de Douala et Kribi.

Ces dernières années, l’Asie est devenue la principale destination du bois camerounais. D’après les données du Programme de sécurisation des recettes forestières du Cameroun, le Vietnam et la Chine ont ainsi raflé en 2019 près de 70 % du volume total de bois exporté vers les pays étrangers. Le Centre pour l’environnement et le développement (CED) et l’Environmental Investigation Agency (EIA) notaient également, dans leur rapport de 2020, qu’« un groupe de sociétés vietnamiennes opérant au Cameroun est au cœur de l’essor du commerce illégal du bois entre le Cameroun et le Vietnam », avec la complicité d’acteurs locaux.

Le manque à gagner pour les finances publiques se compte en millions de dollars. D’après la base de données des Nations unies sur les importations et exportations dans le monde (UN Comtrade), entre 2013 et 2018, le Vietnam a déclaré avoir importé du Cameroun pour 883 millions de dollars de bois (environ 770 millions d’euros à l’époque), contre seulement 476 millions de dollars d’exportations déclarées par le Cameroun. En 2021, l’Agence nationale d’investigation financière estimait par ailleurs que l’exploitation forestière et faunique illégale faisait perdre environ 33 milliards de francs CFA (50,3 millions d’euros) à l’Etat chaque année.

« Des dysfonctionnements majeurs »

Pour mettre fin à ce trafic qui dure depuis de nombreuses années, le pays a mis en place, début 2022, un Système informatique de gestion des informations forestières de deuxième génération (Sigif2). Un logiciel dont le but est de tracer le bois, de la coupe en forêt jusqu’aux ports ou aux scieries. Mais si l’outil a été conçu dans le cadre de l’accord de partenariat volontaire (APV-Flegt) entre le Cameroun et l’Union européenne (UE), cette dernière a pris ses distances avec le projet.

« La version présentée du Sigif2 n’est pas l’instrument attendu dans le cadre de l’APV-Flegt, justifiaient l’UE et la coopération allemande dans un communiqué en 2021. Par conséquent, les certificats émis par le Sigif2 ne pourront pas être reconnus ou validés dans le cadre du règlement bois de l’UE. » Ils ajoutaient avoir « exprimé ouvertement leurs différends tout au long du processus de développement et d’évaluation du Sigif2 », notamment parce que « les tests réalisés par un consultant indépendant ont révélé des dysfonctionnements majeurs ».

Bien qu’il continue d’être utilisé et soit cité en référence par le gouvernement, le Sigif2 n’a pas suffi, loin de là, à stopper l’exploitation forestière illégale. « C’est un peu comme si vous décidiez aujourd’hui de construire un moteur à vingt chevaux, par exemple, et que finalement vous aviez un sept chevaux », se désole Benoît Ndameu, responsable de l’EIA pour le bassin du Congo.

Pour échapper aux contrôles, les opérateurs s’adaptent, changent de méthodes et d’emplacements. Lors de l’enquête menée par l’EIA en 2019, les entreprises vietnamiennes étaient en majorité établies à Douala et à Yaoundé. « Maintenant elles sont à l’intérieur des régions », près de « la ressource », explique Benoît Ndameu. Selon lui, les entreprises asiatiques travaillent avec « des partenaires locaux qui, dans leur mode opératoire, n’ont que des tout petits titres », mais dont le nombre est en nette augmentation.

D’après l’Atlas forestier, entre 2013 et 2022, le ministère des forêts a attribué au moins 548 titres d’exploitation forestière, plus connus sous le nom de « ventes de coupe ». Ce sont des permis attribués aux sociétés forestières pour une exploitation sur des superficies n’excédant pas 2 500 hectares pour une durée d’un an, renouvelable deux fois maximum. « Les ventes de coupe ne nécessitent aucun plan de gestion. La zone attribuée est entièrement ouverte à l’exploitation. On donne une autorisation à un exploitant de couper tout pendant trois ans », ce qui occasionne des dérives, décrypte Achille Wankeu, analyste forestier du CED : « Beaucoup de sociétés utilisent le titre juste pour blanchir le bois qui provient d’autres zones. »

Blanchiment à tous les niveaux

Sur le terrain, les témoignages le confirment. Pour mener à bien leurs activités, plusieurs sociétés titulaires de ventes de coupe travaillent avec des trafiquants illégaux comme Guillaume*, exploitant de 53 ans installé dans la région du Sud, à la tête d’une kyrielle d’entrepreneurs qui, comme lui, opèrent tous dans la clandestinité.

Leur principale activité ? Le blanchiment du trafic de bois. Les grumes illégales transitent via des sociétés qui ont pignon sur rue et établissent des documents certifiant la provenance du bois, avec ou sans la complicité de l’administration. Une fois sur la place portuaire, à Douala ou à Kribi, le chargement est acheminé vers le marché international. « La seule personne qui n’est pas au courant, c’est l’Etat, parce qu’il pense que ça sort de sa zone de vente de coupe », rigole Guillaume, rencontré en novembre 2022. Selon lui, le blanchiment se fait à tous les niveaux : des villageois aux exportateurs en passant par les sociétés d’exploitation forestière, les scieries, les fonctionnaires…

« Vous trouvez une entreprise qui a au moins deux, trois, cinq ventes de coupe dans différents villages, différents départements. Elle ne peut pas être au même moment à l’Est et au Sud », souligne Jonathan*, un sexagénaire qui a signé des contrats de sous-traitance avec de nombreux titulaires de ventes de coupe. « Relais » de ces entreprises sur le terrain, c’est lui, l’exploitant « sans papiers », comme il dit, qui assure « la prospection, l’abattage et le tronçonnage ».

Avec son équipe, il identifie les essences pour satisfaire aux exigences de la société commanditaire et coupe. Le tout sans respecter la zone délimitée dans le cahier des charges ni les règles d’exploitation, dont ils ignorent tout, avoue Jonathan. Ce que confirme Guillaume : « Quand on vient faire une délimitation, il n’y a personne qui peut arriver et dire : “voilà la limite, ici”. L’exploitant est un homme de gain. Il cherche le gain. Comment, voyant cinq pieds de bois, les laisserait-il parce que l’Etat lui a donné la limite ? »

Des infractions que n’ignore pas le ministère. InfoCongo et Le Monde ont analysé six éditions du sommier des infractions – des registres trimestriels du ministère des forêts comprenant la liste des sociétés et personnes sanctionnées pour des violations à la loi forestière – publiées entre 2015 et 2021. Les résultats de ces recherches montrent que les cas d’exploitation forestière au-delà des limites sont répertoriés en majorité dans les ventes de coupe. Lorsque ces entreprises sont épinglées, les sanctions vont des amendes à payer aux suspensions provisoires d’agrément, en passant par des mises en demeure. Cependant, le ministère des forêts continue d’attribuer des parcelles à ces entreprises.

« L’arbre n’appartient pas aux paysans »

Dans le village de Mounguè (Sud), de nombreux habitants et autorités traditionnelles confient avoir vendu diverses essences à Amougou Amougou Jules (AAJ), une société gérant une vente de coupe dans la localité. De 2013 à 2022, cette entreprise a obtenu cinq ventes de coupe, respectivement dans les régions du Sud, du Centre et du Littoral. « Lorsque tu sais que tu as ton bois, tu pars vers eux », dit Steve*, un leader communautaire. Il fait défiler de nombreuses photos sur son smartphone. On y voit des hommes charger un camion de grumes, dont certains marquent le bois.

D’après ce jeune homme, l’entreprise achète « constamment » du bois aux habitants. Son oncle vient tout juste de vendre plusieurs pieds de pachy pour près de 250 000 francs CFA (381 euros). Pourtant, la loi interdit non seulement l’exploitation au-delà des limites, mais aussi les achats aux riverains. « L’arbre n’appartient pas aux paysans, même si cet arbre est sur votre terre coutumière. Ça veut dire que les populations qui vendent des arbres sont dans l’illégalité », souligne Raphaël Tsanga, juriste et expert au Centre pour la recherche forestière internationale (Cifor).

Interrogée, la société AAJ balaie les accusations, les qualifiant, dans un échange via WhatsApp, de « hasardeuses » et « calomnieuses ». « Notre entreprise travaille conformément à la réglementation forestière et ne laissera pas des individus mal intentionnés en ternir l’image », conclut le message. Pourtant, AAJ figure dans les sommiers des infractions du ministère des forêts et a déjà été condamnée pour exploitation forestière au-delà des limites. Et ce n’est pas un cas isolé.

Certaines entreprises reviennent dans plusieurs éditions des six sommiers analysés. Dans certains cas, elles sont accusées de nouveaux cas d’exploitation forestière illégale. Dans d’autres, les infractions commises les années antérieures sont mentionnées de nouveau, faute de paiement de l’amende. Des faits qui traduisent « un faible suivi des contentieux ouverts », dénonce Justin Kamga, le coordinateur de l’ONG Forêts et Développement rural (Foder) : « Les magistrats devraient en principe se saisir de ces dossiers pour poursuivre ces entreprises, même si elles sont en faillite. Qu’on poursuive les responsables jusqu’à ce qu’ils puissent payer ces taxes ! »

Un agent forestier tué

Plus grave : d’après l’analyse des données officielles et des sommiers, quatre des entreprises sanctionnées sont parmi celles qui bénéficient du plus grand nombre d’attributions de ventes de coupe. Il s’agit de la Société commerciale industrielle et forestière (Scifo), de Huguette Forestière, de la Société des bois africains du Cameroun (SBAC) et de l’Agence forestière camerounaise (AFC). D’après un rapport de l’ONG World Wide Fund for Nature (WWF) paru en 2019, Huguette Forestière, la SBAC et l’AFC ont signé des partenariats avec des compagnies asiatiques pour l’exploitation de leurs ventes de coupe.

En 2022 pourtant, Jules Doret Ndongo, le ministre des forêts et de la faune, insistait dans un communiqué sur « l’engagement et la détermination inébranlables du gouvernement à poursuivre la lutte contre toutes formes d’exploitation illégale des ressources forestières et fauniques sur l’ensemble du territoire national ». Une sortie officielle qui intervenait au lendemain de la mort d’un agent forestier, tué lors d’une « altercation avec une bande d’exploitants illégaux de bois munis d’armes blanches et de fusils de chasse », soulignait le communiqué.

Un an plus tôt, dans une lettre adressée aux délégués des dix régions du pays, le ministre dénonçait des complicités entre des responsables de son administration et les trafiquants. Jules Doret Ndongo rappelait alors que ce « phénomène contribue non seulement à la perte de nos ressources forestières et fauniques, mais constitue aussi un manque à gagner important pour les caisses de l’Etat ». Sur le terrain, l’exploitation illégale décime les forêts camerounaises. D’après Global Forest Watch, de 2013 à 2021, le Cameroun a perdu plus d’un million d’hectares de couvert forestier. « L’exploitation forestière, c’est comme la drogue, observe Guillaume, l’exploitant illégal. A tout moment, vous voulez consommer ».