Pourquoi les exportations de bois illégales du Cameroun transitent par le Congo : avantages politiques et logistiques comparés
Pourquoi les exportations de bois illégales du Cameroun transitent par le Congo : avantages politiques et logistiques comparés
Les exportations illégales de bois camerounais qui transitent par le Congo-Brazzaville révèlent des différences fondamentales dans les politiques forestières et les systèmes de contrôle entre ces deux pays voisins du bassin du Congo. Cette pratique s'explique par plusieurs avantages comparatifs que le Congo offre aux trafiquants, créant ainsi une route alternative attractive pour contourner les contrôles camerounais.
Différences dans les politiques d'exportation forestière dans le bassin du Congo
Les deux pays présentent des approches radicalement différentes concernant l'exportation de bois brut. Le Congo-Brazzaville a effectivement mis en œuvre l'interdiction d'exportation des grumes depuis janvier 2023, conformément aux directives de la CEMAC, tandis que le Cameroun a repoussé cette interdiction pour la troisième fois, désormais reportée à 2028. Cette différence temporelle crée un décalage réglementaire dont profitent les réseaux illégaux.[^1_1][^1_2][^1_3][^1_4]
Au Congo, la loi 33-2020 portant code forestier interdit formellement l'exportation de produits bois en grumes issus des forêts naturelles et plantées. Les autorités congolaises ont développé une stratégie claire axée sur la transformation locale obligatoire, avec un système de partage de production entre l'État et les concessionnaires. Cette politique s'accompagne de la création de zones économiques spéciales dédiées à la transformation du bois à Ouesso et Pointe-Noire.[^1_3][^1_4][^1_5]
Le Cameroun, en revanche, continue d'autoriser l'exportation de grumes avec des taxes d'exportation exceptionnellement élevées atteignant 75% de la valeur FOB depuis 2024, créant paradoxalement une incitation au contournement par les voies illégales. Cette fiscalité punitive, bien qu'ayant pour objectif de décourager l'exportation de bois brut, génère en pratique un marché parallèle florissant.[^1_6][^1_7][^1_8]
Avantages du système congolais pour le trafic illégal
Systèmes de contrôle plus perméables
Le Congo dispose d'un Service de Contrôle des Produits Forestiers à l'Exportation (SCPFE) basé à Pointe-Noire, qui théoriquement surveille les exportations forestières. Cependant, ce système se révèle plus facilement contournable que les contrôles camerounais. Les documents montrent que le SCPFE applique des procédures documentées selon la norme ISO 9001, mais les vérifications terrain restent limitées comparativement aux multiples points de contrôle camerounais.[^1_9][^1_10]
Au Cameroun, l'indice de perception de la corruption dans le secteur forestier atteignait 7,25/10 en 2017, plaçant ce secteur parmi les plus corrompus. Paradoxalement, cette corruption généralisée rend les contrôles imprévisibles et coûteux pour les trafiquants. Les témoignages recueillis révèlent que "chaque contrôleur sait que tu es en train de venir", mais les pots-de-vin peuvent représenter des centaines de milliers de francs CFA.[^1_11][^1_12][^1_13]
Le Congo présente un environnement de contrôle différent, avec des prélèvements parafiscaux moins nombreux et des procédures plus prévisibles. Cette prévisibilité administrative, paradoxalement, facilite le passage du bois de contrebande en provenance du Cameroun.[^1_6][^1_7]
Avantages fiscaux et réglementaires
La fiscalité forestière congolaise est significativement plus attractive que celle du Cameroun. Les données comparatives montrent qu'au Congo, les droits de sortie représentent 11% de la valeur mercuriale par m³ de grume exportée, contre des taux beaucoup plus élevés au Cameroun où les exportations de grumes génèrent 84% des recettes des taxes d'exportation malgré ne représentant que 25% du volume.[^1_6][^1_7][^1_14]
Le système congolais de "partage de production" introduit par le nouveau code forestier crée également des mécanismes légaux de commercialisation qui peuvent être détournés pour blanchir du bois d'origine camerounaise. Les grumes sont intégrées dans le système congolais via des circuits de sous-traitance et de partenariat entre entreprises des deux pays.[^1_5]
Infrastructure logistique et géographique favorable
Corridors de transport transfrontaliers
L'achèvement en 2021 du corridor Sangmélima-Ouesso a révolutionné les possibilités de transport entre les deux pays.
Cette route de 700 km, financée par la Banque Africaine de Développement, réduit le voyage entre Yaoundé et la frontière congolaise à 7 heures contre 4 jours auparavant. Les sources indiquent qu'une centaine de grumiers transitent quotidiennement par le poste frontalier de Ntam, créant un flux commercial légal qui peut masquer des activités illégales.[^1_15][^1_16][^1_17][^1_18][^1_19]
La route traverse les principales zones forestières du sud et de l'est du Cameroun, régions où l'exploitation illégale est particulièrement active. Les sections Djoum-Mintom-Lélé-Ntam permettent un accès direct aux concessions forestières où opèrent les réseaux de "warapeurs", ces transporteurs de bois exploité illégalement.[^1_11][^1_20]
Avantages portuaires de Pointe-Noire
Le port de Pointe-Noire présente des avantages logistiques significatifs par rapport à Douala pour l'évacuation du bois illégal. Moins saturé que Douala, il offre des procédures d'exportation plus rapides et moins scrutées. Le port est exploité par Bolloré (aujourd'hui Africa Global Logistics) avec des investissements récents de 570 millions d'euros, créant des capacités de traitement accrues.[^1_21][^1_22]
Le système multimodal congolais, combinant transport fluvial via la Sangha et ferroviaire via le Chemin de fer Congo-Océan (CFCO), offre des alternatives de transport que n'a pas le Cameroun. Les 510 km du CFCO entre Brazzaville et Pointe-Noire permettent d'évacuer efficacement le bois depuis le nord du Congo, région directement accessible depuis les forêts camerounaises.[^1_23]
Réseaux de blanchiment et corruption transfrontalière
Mécanismes de blanchiment du bois illégal
Les investigations révèlent des réseaux sophistiqués de blanchiment opérant à tous les niveaux. Les grumes illégales camerounaises transitent via des sociétés congolaises qui établissent des documents certifiant une provenance locale. Une fois sur la place portuaire de Pointe-Noire, le chargement est acheminé vers les marchés internationaux avec des certificats d'origine congolaise.[^1_11]
Les témoignages d'exploitants clandestins décrivent des partenariats avec des titulaires de concessions légales des deux côtés de la frontière. Ces entreprises "qui ont pignon sur rue" au Congo servent de façades pour écouler le bois camerounais illégal, profitant de la porosité des frontières et de la complémentarité des systèmes administratifs.[^1_11]
Complicités administratives et politiques
La corruption affecte différemment les deux systèmes administratifs. Au Cameroun, elle est généralisée mais imprévisible, touchant tous les niveaux depuis les agents forestiers jusqu'aux hauts fonctionnaires. Cette situation crée des coûts transactionnels élevés et des risques de dénonciation.[^1_12][^1_24]
Au Congo, les réseaux de corruption semblent plus structurés et prévisibles, facilitant les arrangements à long terme. L'existence d'accords de partenariat entre entreprises des deux pays, officiellement destinés à la sous-traitance légale, peut masquer des flux illégaux plus importants.[^1_11]
Conséquences économiques et impacts sur la gouvernance forestière
Manque à gagner fiscal et distorsion des marchés
Cette situation génère des pertes fiscales considérables pour le Cameroun. Les données montrent qu'entre 2013 et 2018, le Vietnam a déclaré avoir importé du Cameroun pour 883 millions de dollars de bois contre seulement 476 millions de dollars d'exportations déclarées par le Cameroun, révélant l'ampleur du commerce non déclaré.[^1_11]
L'utilisation du Congo comme plateforme de transit permet aux opérateurs d'éviter la fiscalité camerounaise exceptionnellement élevée tout en bénéficiant des avantages du système congolais. Cette arbitrage réglementaire encourage la perpétuation des pratiques illégales et mine les efforts de gouvernance forestière des deux pays.
Échec des accords internationaux
La rupture par l'Union Européenne de l'Accord de Partenariat Volontaire FLEGT avec le Cameroun en octobre 2024 contraste avec le maintien de ces accords avec le Congo. Cette différence de traitement international témoigne de la divergence dans la mise en œuvre des politiques forestières et pourrait accentuer l'attractivité du Congo comme plateforme d'exportation.[^1_25][^1_26][^1_27][^1_10]
L'UE a justifié cette rupture par l'incapacité du Cameroun à mettre en place le régime d'autorisation FLEGT après 13 ans, tandis que le Congo maintient un système de traçabilité opérationnel, même s'il peut être détourné.[^1_27][^1_28][^1_10]
Perspectives et défis pour l'avenir
La situation actuelle révèle les limites des politiques forestières nationales non coordonnées dans un contexte régional intégré. L'achèvement de l'interdiction d'exportation des grumes au Congo en 2023, combiné au report camerounais à 2028, crée une fenêtre d'opportunité de cinq ans pour les trafiquants.[^1_1][^1_3]
Cette asymétrie réglementaire, amplifiée par les nouvelles infrastructures de transport transfrontalières, risque de transformer le Congo en plateforme de blanchiment systématique du bois illégal camerounais. Seule une harmonisation effective des politiques forestières au niveau de la CEMAC, accompagnée d'un renforcement coordonné des systèmes de contrôle, pourrait réduire ces flux illégaux qui menacent la gouvernance forestière des deux pays et la préservation de la deuxième forêt tropicale mondiale.